Le soleil d'automne
traverse les feuilles des grands arbres
-en fait des vitraux
Le
jardin des soeurs
J'ai
décidé d'entrer chez les soeurs
quand j'étais en première année. C'est à cause d'une soeur
gentille. Le plus drôle, c’est que je ne sais même pas son nom.
Je crois qu’elle me l’avait dit mais que je l’ai oublié. En
première année j'étais vraiment petite, la troisième plus petite
de la classe. Je le sais parce qu’on nous place toujours par ordre
de grandeur pour entrer dans la classe et je suis encore la troisième
plus petite même si je suis en quatrième année, ça n’a pas
changé. Des fois il y en a un ou une qui se fait changer de place
dans le rang parce que ça arrive que les enfants poussent tout d’un
coup. Ça s’appelle une poussée de croissance, mais moi, on
dirait que j’en ai jamais. Je pousse tranquillement pas vite.
Pour
les petites dans la cour d'école, il n'y a jamais une balançoire de
libre à la récréation, alors je n’ai jamais réussi à me
balancer. C'est parce que quand j'arrive dans la cour les
balançoires sont déjà toutes occupées et si j'arrive tard c'est
parce que je n’aime pas la bousculade avec les plus grands à la
sortie de la classe, alors je laisse passer tout le monde. Je fais
encore comme ça, alors comme je sortais souvent la dernière de la
classe à la récréation, quand j’arrivais aux balançoires je
n’avais plus qu’à faire la queue avec les autres petites.
C’est surtout les filles qui aiment les balançoires.
J'avais
beau faire la queue, les filles donnaient toujours leur place à
leurs amies. Personne ne respecte la queue, ça c’est un principe
que j’ai fini par comprendre, il y a toujours des passe-droits. En
première année je n’avais pas encore d’amies parce qu’on
venait d’arriver au village. En plus nous avons déménagé en
court d’année, au mois d’octobre. J’étais donc la petite
nouvelle, celle dont tout le monde aime se moquer. Dans ma famille je
suis la plus vieille. J’ai deux soeurs
plus petites que moi qui n’allaient pas encore à l’école, alors
je n’avais pas non plus de grande soeur
comme certaines pour me passer sa balançoire en passe-droit.
Il
y avait toujours à côté de moi la petite Gervais, qui est encore
plus petite que moi, la plus petite de la classe en fait, et qui
faisait la queue inutilement comme moi. Elle a bien deux soeurs
mais elles sont dans la grande école, là où il n’y a pas de
balançoire dans la cour. Elle a aussi un frère, mais il ne joue
pas aux balançoires, il préfère jouer au ballon avec les autres
garçons. À force de faire la queue ensemble, nous sommes devenues
un petit peu des amies. Nous nous sourions à la récréation et
c’est comme ça que j’ai appris qu’elle était très gentille.
Elle était fine avec moi mais ce n’est pas elle qui aurais pu me
passer sa balançoire, ni l’inverse d’ailleurs. Un jour, même,
nous nous étions dit que si jamais l’une d’entre nous avait une
balançoire une bonne fois, nous la passerions à l’autre au moins
un petit peu. Comme ce n’est jamais arrivé, nous restions
ensemble à faire la queue et à regarder les grandes qui ont
toujours tout. Nous ne nous décidions pas à faire autre chose que
la queue. Nous ne pensions jamais à nous apporter une corde à
danser ou autre chose pour jouer. Nous étions trop petites.
Un
soir la maîtresse m'avait retenue pour m'expliquer quelque chose que
je n’arrivais pas à comprendre, quelque chose de très simple
comme: je dois faire mes devoirs à la maison. A ce moment-la, en
première année, je n’arrivais pas à me souvenir que j’avais
des devoirs une fois rendue à la maison. C’était comme si, dès
que je rentrais chez moi, j’oubliais l’école et je ne pensais
qu’à jouer avec mes soeurs.
Quand ma mère me demandait si j’avais des devoirs, je ne m’en
rappelais plus et je lui disais que non. Alors je ne les faisais
jamais.
C’est
dur à expliquer à une maîtresse que ce n’est pas parce que je
suis paresseuse que je ne fais pas mes devoirs, que c’est juste que
je suis oublieuse. Elle était gentille ma maîtresse de première
année, elle parlait toujours doucement. Je n’ai pas eut
l’impression de me faire chicaner, elle m’a surtout dit de bien
écouter juste avant de partir de l’école car c’est à ce moment
là qu’elle répète quels sont nos devoirs. Je ne pouvais pas
les écrire, je ne savais pas encore écrire. Elle m’a demandé de
faire l’effort de m’en souvenir. Je lui ai promis de bien
écouter. C’est ça que les élèves sont supposés faire à
l’école, écouter, mais c’est long une journée à écouter et
moi j’ai besoin de bouger et j’ai hâte que la classe finisse
enfin pour pouvoir sortir jouer dehors. Elle m’avait retenue pour
me répété juste pour moi quels étaient les devoirs de la
journée : il fallait écrire une ligne de e, puis une de é, puis encore une de è
et encore une dernière de ê.
C’est
drôle que je m’en souvienne encore. C’est peut-être parce que
c’était la première fois que je faisais l’effort de m’en
souvenir. Ce n’était pas compliqué pourtant. J’avais juste à
retenir que je devais écrire une ligne de chaque e avec son chapeau
en plus d’une sans chapeau. Elle a même écrit la première
lettre de chaque ligne en me disant que je devais les terminer à la
maison. C’est ça des devoirs, pas plus compliqué.
Quand
j'ai enfin pu quitter la classe tout le monde était déjà dans les
autobus. C'est là que j'ai vue quelque chose que je n’avais
jamais vue : des balançoires vides. Alors au lieu de me
diriger vers mon autobus, j'ai couru me prendre, enfin, une
balançoire. Je n’ai pas pu résister. Je me suis balancer super
haut et j'avais du vent dans la face puis du vent dans le dos.
J'adorais ça. Je n’ai pas vue tous les autobus partir l’un
après l'autre. Quand j'ai tourné enfin la tête vers les autobus
jaunes, le dernier s’en allait vers le haut du village. J'ai
voulue sauter de la balançoire, mais j’allais bien trop haut.
J’ai commencé par ralentir en frottant mes pieds sur le sol à
chaque passage. Ça a pris du temps, mais j’ai fini par ralentir.
J’étais quand même assez haut, mais j’ai décidé de sauter.
J’ai fait un grand bond, je pensais que je volais. J’ai atterri
sur mes deux pattes puis j'ai couru de toutes mes forces, mais je
n'étais rien qu'en première année et je ne courrais pas vite dans
ce temps là, et puis ça ne servait à rien car je voyais bien que
tous les autobus étaient partis et que celui après lequel je
courrais n’était même pas le mien. Mais j'ai quand même voulue
courir plus vite, alors j'ai glissé dans la garnotte en tournant
devant le couvent et me suis étalée sur le côté juste devant le
couvent des soeurs.
J'avais un genou en sang, ça brûlait sans bon sens et je ne savais
même pas le chemin pour rentrer chez moi. Je me sentais toute seule
et perdue comme Boucle d’Or. Je ne savais pas ce que j’allais
devenir, si des ours allaient me manger, ou si je resterais toute la
nuit dans la cour d’école jusqu’au lendemain. Je me sentais
perdue alors j'ai eu peur et je me suis mise à pleurer comme un bébé
lala. Mais c'est vrai que ça faisait mal.
Une
soeur
que j’avais jamais vue avant m'a heureusement entendue. Elle est
venue doucement vers moi comme je fais pour m'approcher d'un oiseau.
Je n’allais pas m’envoler. J'ai arrêté de pleurer, même si ça
faisait encore mal. Je ne voulais pas qu’elle me traite de bébé
lala. Elle m'a posé des questions mais j'étais comme sourde, je
comprenais rien. Je voyais ses lèvres bouger mais j'entendais juste
mon coeur
cogner comme un marteau sur un toit de tôle. J'ai fini par
entendre: ''quelle année?'' J'ai montré un doigt. Elle a dit avec
Madame Genévrier et j'ai fait signe que oui. Elle avait compris.
Elle m'a tendu la main et je l'ai prise. Elle avait une petite main
un peu rude comme celle de ma grand-maman Gagné. Elle m'a amené au
couvent et fait entrer par une porte de côté. Il y avait un local
avec des murs tout vitrés dans lequel était assise derrière un
gros bureau une autre soeur
que je n’avait jamais vue et qui avait une moustache.
La
soeur
gentille m'a fait asseoir et elle a pris dans le gros bureau une boîte
blanche avec une croix rouge dessus. J'ai pensé que c'était un
trésor comme sur les cartes de pirates mais c'était juste des
pansements. Elle a lavé mon genou avec du peroxyde et m'a mis des
carrés de cotons qu'elle a collé avec du ruban collant blanc.
J'avais un genou tout blanc comme s'il était dans le plâtre.
Je trouvais ça jolie mais exagéré, c'était juste des égratignures
après tout.
Quand
elle a eut fini, elle m’a demandé comment je m’appelais.
J’étais moins triste et de nouveau capable de parler. Elle m’a
aussi demandé le nom de mon père puis elle s'est relevée et elle
est sortie en me disant de rester sage. Je me sentais tellement bébé
que j'avais encore envie de pleurer, mais elle avait été si
gentille et il y avait la soeur
à moustache qui me regardait. Elle n’avait pas l'air méchante,
la soeur
à moustache, mais elle avait l'air pas commode non plus, et puis sa
moustache me donnait envie de rire alors je n'aie pas pleuré. Si je
regardais mon pansement, j’avais le goût de pleurer et si je
regardais la soeur
moustachue, j’avais envie de rire. J'ai attendue en regardant
ailleurs pour ne pas rire, ni pleurer.
Quand
la soeur
gentille est revenue, elle a dit que mon père allait venir mais
qu'en attendant, elle avait une surprise. J'étais contente, mon
père allait venir me chercher et j'allais avoir une surprise juste
pour moi. Elle m'a fait signe de la suivre. J'ai fait un petit
salut à la soeur
moustachue, je ne savais pas trop comment m’y prendre alors j’ai
fait une sorte de révérence comme on fait pour la reine
d’Angleterre et je suis sortie. C'était pas une bonne idée parce que ça me tirait dans le genou et que j'ai pas pu m'empêcher de faire une sorte de grimace avec ma face. J’ai suivie la soeur
tout le long d’un corridor, puis nous avons tourné, puis suivi
un autre corridor, pour sortir par une autre porte. Là, nous
sommes arrivées dans une cour pleine de soleil.
Il
y avait de grands arbres et des feuilles d'automne toutes colorées
partout. Je n’avais jamais vue cet endroit parce qu'un grand mur
de pierres en fait le tour. Il y avait encore des fleurs et une
statue de Marie au milieu. Nous nous sommes assises sur un banc, il
y en avait quatre tout autour du carré de fleurs. J'aurais bien
fait le tour du parc mais mon genou me faisait mal quand même un
peu. Je croyais que c'était ça la surprise, mais ce n'était pas
tout. Elle a plongé sa main droite sous un pli de sa robe. La
soeur
portait une robe blanche avec par-dessus une sorte de jumper noir pas
cousu mais attaché par des cordons. Ça me faisait penser aux
tabliers que nous portons mes soeurs
et moi pour manger à la maison. La soeur
a fouillé un peu dans sa robe, ça n’avait pas l’air facile,
puis elle a sortie un suçon rouge d'une poche secrète. J’étais
contente parce que les rouges, c’est mes préférés. Elle m’a
dit : Tu peux le manger. J’espère que tu aimes les rouges?
Moi, quand j’étais petite c’était mes préférés. Nous étions
pareilles, j’ai trouvé ça drôle, parce que la gentille soeur
avait l’air tellement vieille que j’aurais dit qu’elle avait au
moins cent ans. J’essayais de l’imaginer petite fille comme moi
avec un suçon rouge dans la bouche et ça m’a amusé beaucoup.
J’ai
ouvert mon suçon et je l’ai mis dans ma bouche. Elle a tendu la
main et j’ai compris qu’elle voulait le papier. Je le lui ai
remis et elle l’a mis dans sa poche secrète, celle où il y avait
le suçon avant. Je suis resté là en silence avec ma nouvelle
amie, à regarder le soleil traverser les arbres pour nous colorer
les pieds. Je n’avais jamais ressenti autant d’amitié avant,
surtout d’un adulte et encore plus d’une soeur.
Il faisait chaud, j’étais bien. La soeur
m’a encore parlé un peu, elle a dit que ce jardin, c’est elle
qui l’entretien avec d’autres soeurs
et que c’est ici qu’elles viennent se reposer quand elles le
peuvent. Que c’est aussi un endroit parfait pour prier parce que
c’est calme et que c’est beau et que tout ce qui est beau nous
rapproche de Dieu. J’avais l’impression, comme elle parlait tout
doucement et presque tout bas, qu’elle me disait un secret.
Je
me sentais fière de partager le secret du jardin des soeurs.
Je ne le dirai jamais à personne. Elle a continué de parler
doucement en disant que dans ce couvent elles étaient une
soixantaine de religieuses et que malheureusement l’appel de la
vocation se faisait de plus en plus rare chez les jeunes filles et
qu’il n’y avait parmi elles que huit novices alors que
lorsqu’elle était postulante elles étaient une quarantaine de
jeunes filles ayant entendue l’appel de Dieu. Elle a dit qu’elle
était heureuse ici, pas seulement dans le jardin, mais partout dans
ce couvent, que c’était un endroit calme et plein de petites joies
comme ce si beau soleil d’automne dans les feuilles colorées.
Elle
a arrêté de parler et nous nous sommes contentées toutes les deux
de regarder le jardin si beau. J'avais presque mangé tout mon
suçon, le bonbon était rendu tout mince, quand une autre soeur
est arrivée. Elle a fait un signe de tête vers la soeur
gentille et nous nous sommes levées pour la suivre en silence. J'ai retirer le suçon de ma bouche, parce que ma mère me dit qu'un suçon ça se mange sans bouger, sinon on peut se faire mal avec le bâton. Nous sommes rentrer à nouveau dans le couvent, nous avons marcher dans le grand corridor
mais nous en avons pris un autre après, puis un escalier tout blanc,
puis un autre corridor, puis j'ai aperçu mon père dans un autre
local tout vitré mais bien plus grand que le premier et sans soeur
à moustache. Il ne m'a pas dit un mot sauf : ''Merci'' à la soeur
si gentille.
Devant
le couvent, il y avait la voiture de mon père. Nous sommes rentrés
en silence. Je sais qu’il n’aime pas beaucoup les religieuses et
qu’il ne devait pas être content d’être entré dans un couvent
pour venir me chercher, alors je n’ais rien dit. Je sais aussi que d'avoir du dire merci à une religieuse avait du lui demander un effort. J'étais toute
seule sur la grande banquette arrière rouge du Météor noir de mon
père. Je me sentais grande et importante comme une reine. J’avais
envie de faire des signes de la main comme ceux qui font des parades
mais il n’y avait personne dans les rues. J’étais contente que
mon père soit venu me chercher. C’était la première fois qu’on
était tous les deux tout seul dans la voiture. Je me sentais si
bien que je ne sentais plus mes bobos aux genoux. Je regardais
dehors en finissant de croquer mon suçon. C’est dur de ne pas le
croquer, arrivé à la fin. Le bonbon devient si mince qu’il se
croque tout seul, alors il faut en profiter car là, c’est la fin.
Je
n'ai pas pensé une minute qu'une fois rendue à la maison je me
ferais chicaner par ma mère. C'est là que tout mon chagrin est
revenu. Ma mère m'a envoyé me coucher. Elle m'a aidé à me
déshabiller en me parlant fort. Elle s’était inquiétée en ne
me voyant pas sortir de l’autobus scolaire quand il est passé.
Elle avait téléphoné à l’école mais ça ne répondait pas.
C’est la gentille soeur
qui a finalement téléphoné à ma mère pour lui dire où j’étais.
Mon père n’était pas encore arrivé, mais quand il est rentré
du travail ma mère l’a envoyé me chercher au couvent. Ma mère me
disait tout ça en me déshabillant. Elle a observé le gros pansement sans dire un mot. Je me suis retrouvé en
camisole et en petite culotte et elle m’a mise au lit. C'est
bizarre, mais j'ai dormi. D'habitude j'ai du mal à m'endormir,
surtout en plein jour, mais la boum! Je me suis endormie.
Quand
je me suis réveillée ma mère lavait la vaisselle. Elle m'a donnée
à manger et j'ai soupé toute seule comme une grande en repensant à
ce qui venait de m’arriver. Pour la première fois de ma vie, je
m’étais sentie importante et c’était grâce à la soeur
gentille. Je voulais faire la même chose qu'elle, faire en sorte
que les autres se sentent importants. C'est à ce moment là que
j'ai pris la décision de devenir religieuse plus tard. Je n'ai rien
dit. Pas à ma mère, même si ça lui aurait fait plaisir je pense,
parce que ce jour-là elle était trop énervée pour m’écouter.
Je ne le dirai pas plus à mon père parce que je sais très bien
qu’il hait les curés, les soeurs
et les militaires.
Pour
les militaires je comprends très bien car ce sont eux qui font la
guerre, mais les curés et les soeurs,
là, je ne le comprends pas. D’habitude ils ne font de mal à
personne, bon, sauf la soeur
directrice. C’est peut-être pour ça que mon père n’aime pas
les soutanes comme il dit. C’est peut-être parce qu’il a eut un
directeur de l’ancien temps comme nous autre et que les parents de
son temps n’ont rien dit quand ils ont reçu des coups de strap.
Alors j'ai gardé deux secrets dans mon coeur:
le jardin des soeurs
et mon désir de devenir religieuse un jour.
Avec tout ça, j’avais
oublié de faire mes devoirs.