07 mai 2016




Le soleil d'automne

traverse les feuilles des grands arbres

-en fait des vitraux


Le jardin des soeurs


J'ai décidé d'entrer chez les soeurs quand j'étais en première année. C'est à cause d'une soeur gentille. Le plus drôle, c’est que je ne sais même pas son nom. Je crois qu’elle me l’avait dit mais que je l’ai oublié. En première année j'étais vraiment petite, la troisième plus petite de la classe. Je le sais parce qu’on nous place toujours par ordre de grandeur pour entrer dans la classe et je suis encore la troisième plus petite même si je suis en quatrième année, ça n’a pas changé. Des fois il y en a un ou une qui se fait changer de place dans le rang parce que ça arrive que les enfants poussent tout d’un coup. Ça s’appelle une poussée de croissance, mais moi, on dirait que j’en ai jamais. Je pousse tranquillement pas vite.
Pour les petites dans la cour d'école, il n'y a jamais une balançoire de libre à la récréation, alors je n’ai jamais réussi à me balancer. C'est parce que quand j'arrive dans la cour les balançoires sont déjà toutes occupées et si j'arrive tard c'est parce que je n’aime pas la bousculade avec les plus grands à la sortie de la classe, alors je laisse passer tout le monde. Je fais encore comme ça, alors comme je sortais souvent la dernière de la classe à la récréation, quand j’arrivais aux balançoires je n’avais plus qu’à faire la queue avec les autres petites. C’est surtout les filles qui aiment les balançoires.
J'avais beau faire la queue, les filles donnaient toujours leur place à leurs amies. Personne ne respecte la queue, ça c’est un principe que j’ai fini par comprendre, il y a toujours des passe-droits. En première année je n’avais pas encore d’amies parce qu’on venait d’arriver au village. En plus nous avons déménagé en court d’année, au mois d’octobre. J’étais donc la petite nouvelle, celle dont tout le monde aime se moquer. Dans ma famille je suis la plus vieille. J’ai deux soeurs plus petites que moi qui n’allaient pas encore à l’école, alors je n’avais pas non plus de grande soeur comme certaines pour me passer sa balançoire en passe-droit.
Il y avait toujours à côté de moi la petite Gervais, qui est encore plus petite que moi, la plus petite de la classe en fait, et qui faisait la queue inutilement comme moi. Elle a bien deux soeurs mais elles sont dans la grande école, là où il n’y a pas de balançoire dans la cour. Elle a aussi un frère, mais il ne joue pas aux balançoires, il préfère jouer au ballon avec les autres garçons. À force de faire la queue ensemble, nous sommes devenues un petit peu des amies. Nous nous sourions à la récréation et c’est comme ça que j’ai appris qu’elle était très gentille. Elle était fine avec moi mais ce n’est pas elle qui aurais pu me passer sa balançoire, ni l’inverse d’ailleurs. Un jour, même, nous nous étions dit que si jamais l’une d’entre nous avait une balançoire une bonne fois, nous la passerions à l’autre au moins un petit peu. Comme ce n’est jamais arrivé, nous restions ensemble à faire la queue et à regarder les grandes qui ont toujours tout. Nous ne nous décidions pas à faire autre chose que la queue. Nous ne pensions jamais à nous apporter une corde à danser ou autre chose pour jouer. Nous étions trop petites.
Un soir la maîtresse m'avait retenue pour m'expliquer quelque chose que je n’arrivais pas à comprendre, quelque chose de très simple comme: je dois faire mes devoirs à la maison. A ce moment-la, en première année, je n’arrivais pas à me souvenir que j’avais des devoirs une fois rendue à la maison. C’était comme si, dès que je rentrais chez moi, j’oubliais l’école et je ne pensais qu’à jouer avec mes soeurs. Quand ma mère me demandait si j’avais des devoirs, je ne m’en rappelais plus et je lui disais que non. Alors je ne les faisais jamais.
C’est dur à expliquer à une maîtresse que ce n’est pas parce que je suis paresseuse que je ne fais pas mes devoirs, que c’est juste que je suis oublieuse. Elle était gentille ma maîtresse de première année, elle parlait toujours doucement. Je n’ai pas eut l’impression de me faire chicaner, elle m’a surtout dit de bien écouter juste avant de partir de l’école car c’est à ce moment là qu’elle répète quels sont nos devoirs. Je ne pouvais pas les écrire, je ne savais pas encore écrire. Elle m’a demandé de faire l’effort de m’en souvenir. Je lui ai promis de bien écouter. C’est ça que les élèves sont supposés faire à l’école, écouter, mais c’est long une journée à écouter et moi j’ai besoin de bouger et j’ai hâte que la classe finisse enfin pour pouvoir sortir jouer dehors. Elle m’avait retenue pour me répété juste pour moi quels étaient les devoirs de la journée : il fallait écrire une ligne de e, puis une de é, puis encore une de è et encore une dernière de ê.
C’est drôle que je m’en souvienne encore. C’est peut-être parce que c’était la première fois que je faisais l’effort de m’en souvenir. Ce n’était pas compliqué pourtant. J’avais juste à retenir que je devais écrire une ligne de chaque e avec son chapeau en plus d’une sans chapeau. Elle a même écrit la première lettre de chaque ligne en me disant que je devais les terminer à la maison. C’est ça des devoirs, pas plus compliqué.
Quand j'ai enfin pu quitter la classe tout le monde était déjà dans les autobus. C'est là que j'ai vue quelque chose que je n’avais jamais vue : des balançoires vides. Alors au lieu de me diriger vers mon autobus, j'ai couru me prendre, enfin, une balançoire. Je n’ai pas pu résister. Je me suis balancer super haut et j'avais du vent dans la face puis du vent dans le dos. J'adorais ça. Je n’ai pas vue tous les autobus partir l’un après l'autre. Quand j'ai tourné enfin la tête vers les autobus jaunes, le dernier s’en allait vers le haut du village. J'ai voulue sauter de la balançoire, mais j’allais bien trop haut. J’ai commencé par ralentir en frottant mes pieds sur le sol à chaque passage. Ça a pris du temps, mais j’ai fini par ralentir. J’étais quand même assez haut, mais j’ai décidé de sauter. J’ai fait un grand bond, je pensais que je volais. J’ai atterri sur mes deux pattes puis j'ai couru de toutes mes forces, mais je n'étais rien qu'en première année et je ne courrais pas vite dans ce temps là, et puis ça ne servait à rien car je voyais bien que tous les autobus étaient partis et que celui après lequel je courrais n’était même pas le mien. Mais j'ai quand même voulue courir plus vite, alors j'ai glissé dans la garnotte en tournant devant le couvent et me suis étalée sur le côté juste devant le couvent des soeurs.
J'avais un genou en sang, ça brûlait sans bon sens et je ne savais même pas le chemin pour rentrer chez moi. Je me sentais toute seule et perdue comme Boucle d’Or. Je ne savais pas ce que j’allais devenir, si des ours allaient me manger, ou si je resterais toute la nuit dans la cour d’école jusqu’au lendemain. Je me sentais perdue alors j'ai eu peur et je me suis mise à pleurer comme un bébé lala. Mais c'est vrai que ça faisait mal.
Une soeur que j’avais jamais vue avant m'a heureusement entendue. Elle est venue doucement vers moi comme je fais pour m'approcher d'un oiseau. Je n’allais pas m’envoler. J'ai arrêté de pleurer, même si ça faisait encore mal. Je ne voulais pas qu’elle me traite de bébé lala. Elle m'a posé des questions mais j'étais comme sourde, je comprenais rien. Je voyais ses lèvres bouger mais j'entendais juste mon coeur cogner comme un marteau sur un toit de tôle. J'ai fini par entendre: ''quelle année?'' J'ai montré un doigt. Elle a dit avec Madame Genévrier et j'ai fait signe que oui. Elle avait compris. Elle m'a tendu la main et je l'ai prise. Elle avait une petite main un peu rude comme celle de ma grand-maman Gagné. Elle m'a amené au couvent et fait entrer par une porte de côté. Il y avait un local avec des murs tout vitrés dans lequel était assise derrière un gros bureau une autre soeur que je n’avait jamais vue et qui avait une moustache.
La soeur gentille m'a fait asseoir et elle a pris dans le gros bureau une boîte blanche avec une croix rouge dessus. J'ai pensé que c'était un trésor comme sur les cartes de pirates mais c'était juste des pansements. Elle a lavé mon genou avec du peroxyde et m'a mis des carrés de cotons qu'elle a collé avec du ruban collant blanc. J'avais un genou tout blanc comme s'il était dans le plâtre. Je trouvais ça jolie mais exagéré, c'était juste des égratignures après tout.
Quand elle a eut fini, elle m’a demandé comment je m’appelais. J’étais moins triste et de nouveau capable de parler. Elle m’a aussi demandé le nom de mon père puis elle s'est relevée et elle est sortie en me disant de rester sage. Je me sentais tellement bébé que j'avais encore envie de pleurer, mais elle avait été si gentille et il y avait la soeur à moustache qui me regardait. Elle n’avait pas l'air méchante, la soeur à moustache, mais elle avait l'air pas commode non plus, et puis sa moustache me donnait envie de rire alors je n'aie pas pleuré. Si je regardais mon pansement, j’avais le goût de pleurer et si je regardais la soeur moustachue, j’avais envie de rire. J'ai attendue en regardant ailleurs pour ne pas rire, ni pleurer.
Quand la soeur gentille est revenue, elle a dit que mon père allait venir mais qu'en attendant, elle avait une surprise. J'étais contente, mon père allait venir me chercher et j'allais avoir une surprise juste pour moi. Elle m'a fait signe de la suivre. J'ai fait un petit salut à la soeur moustachue, je ne savais pas trop comment m’y prendre alors j’ai fait une sorte de révérence comme on fait pour la reine d’Angleterre et je suis sortie. C'était pas une bonne idée parce que ça me tirait dans le genou et que j'ai pas pu m'empêcher de faire une sorte de grimace avec ma face.  J’ai suivie la soeur tout le long d’un corridor, puis nous avons tourné, puis suivi un autre corridor, pour sortir par une autre porte. Là, nous sommes arrivées dans une cour pleine de soleil.
Il y avait de grands arbres et des feuilles d'automne toutes colorées partout. Je n’avais jamais vue cet endroit parce qu'un grand mur de pierres en fait le tour. Il y avait encore des fleurs et une statue de Marie au milieu. Nous nous sommes assises sur un banc, il y en avait quatre tout autour du carré de fleurs. J'aurais bien fait le tour du parc mais mon genou me faisait mal quand même un peu. Je croyais que c'était ça la surprise, mais ce n'était pas tout. Elle a plongé sa main droite sous un pli de sa robe. La soeur portait une robe blanche avec par-dessus une sorte de jumper noir pas cousu mais attaché par des cordons. Ça me faisait penser aux tabliers que nous portons mes soeurs et moi pour manger à la maison. La soeur a fouillé un peu dans sa robe, ça n’avait pas l’air facile, puis elle a sortie un suçon rouge d'une poche secrète. J’étais contente parce que les rouges, c’est mes préférés. Elle m’a dit : Tu peux le manger. J’espère que tu aimes les rouges? Moi, quand j’étais petite c’était mes préférés. Nous étions pareilles, j’ai trouvé ça drôle, parce que la gentille soeur avait l’air tellement vieille que j’aurais dit qu’elle avait au moins cent ans. J’essayais de l’imaginer petite fille comme moi avec un suçon rouge dans la bouche et ça m’a amusé beaucoup.
J’ai ouvert mon suçon et je l’ai mis dans ma bouche. Elle a tendu la main et j’ai compris qu’elle voulait le papier. Je le lui ai remis et elle l’a mis dans sa poche secrète, celle où il y avait le suçon avant. Je suis resté là en silence avec ma nouvelle amie, à regarder le soleil traverser les arbres pour nous colorer les pieds. Je n’avais jamais ressenti autant d’amitié avant, surtout d’un adulte et encore plus d’une soeur. Il faisait chaud, j’étais bien. La soeur m’a encore parlé un peu, elle a dit que ce jardin, c’est elle qui l’entretien avec d’autres soeurs et que c’est ici qu’elles viennent se reposer quand elles le peuvent. Que c’est aussi un endroit parfait pour prier parce que c’est calme et que c’est beau et que tout ce qui est beau nous rapproche de Dieu. J’avais l’impression, comme elle parlait tout doucement et presque tout bas, qu’elle me disait un secret.
Je me sentais fière de partager le secret du jardin des soeurs. Je ne le dirai jamais à personne. Elle a continué de parler doucement en disant que dans ce couvent elles étaient une soixantaine de religieuses et que malheureusement l’appel de la vocation se faisait de plus en plus rare chez les jeunes filles et qu’il n’y avait parmi elles que huit novices alors que lorsqu’elle était postulante elles étaient une quarantaine de jeunes filles ayant entendue l’appel de Dieu. Elle a dit qu’elle était heureuse ici, pas seulement dans le jardin, mais partout dans ce couvent, que c’était un endroit calme et plein de petites joies comme ce si beau soleil d’automne dans les feuilles colorées.
Elle a arrêté de parler et nous nous sommes contentées toutes les deux de regarder le jardin si beau. J'avais presque mangé tout mon suçon, le bonbon était rendu tout mince, quand une autre soeur est arrivée. Elle a fait un signe de tête vers la soeur gentille et nous nous sommes levées pour la suivre en silence.  J'ai retirer le suçon de ma bouche, parce que ma mère me dit qu'un suçon ça se mange sans bouger, sinon on peut se faire mal avec le bâton.  Nous sommes rentrer à nouveau dans le couvent, nous avons marcher dans le grand corridor mais nous en avons pris un autre après, puis un escalier tout blanc, puis un autre corridor, puis j'ai aperçu mon père dans un autre local tout vitré mais bien plus grand que le premier et sans soeur à moustache. Il ne m'a pas dit un mot sauf : ''Merci'' à la soeur si gentille.
Devant le couvent, il y avait la voiture de mon père. Nous sommes rentrés en silence. Je sais qu’il n’aime pas beaucoup les religieuses et qu’il ne devait pas être content d’être entré dans un couvent pour venir me chercher, alors je n’ais rien dit. Je sais aussi que d'avoir du dire merci à une religieuse avait du lui demander un effort. J'étais toute seule sur la grande banquette arrière rouge du Météor noir de mon père. Je me sentais grande et importante comme une reine. J’avais envie de faire des signes de la main comme ceux qui font des parades mais il n’y avait personne dans les rues. J’étais contente que mon père soit venu me chercher. C’était la première fois qu’on était tous les deux tout seul dans la voiture. Je me sentais si bien que je ne sentais plus mes bobos aux genoux. Je regardais dehors en finissant de croquer mon suçon. C’est dur de ne pas le croquer, arrivé à la fin. Le bonbon devient si mince qu’il se croque tout seul, alors il faut en profiter car là, c’est la fin.
Je n'ai pas pensé une minute qu'une fois rendue à la maison je me ferais chicaner par ma mère. C'est là que tout mon chagrin est revenu. Ma mère m'a envoyé me coucher. Elle m'a aidé à me déshabiller en me parlant fort. Elle s’était inquiétée en ne me voyant pas sortir de l’autobus scolaire quand il est passé. Elle avait téléphoné à l’école mais ça ne répondait pas. C’est la gentille soeur qui a finalement téléphoné à ma mère pour lui dire où j’étais. Mon père n’était pas encore arrivé, mais quand il est rentré du travail ma mère l’a envoyé me chercher au couvent. Ma mère me disait tout ça en me déshabillant.   Elle a observé le gros pansement sans dire un mot.  Je me suis retrouvé en camisole et en petite culotte et elle m’a mise au lit. C'est bizarre, mais j'ai dormi. D'habitude j'ai du mal à m'endormir, surtout en plein jour, mais la boum! Je me suis endormie.
Quand je me suis réveillée ma mère lavait la vaisselle. Elle m'a donnée à manger et j'ai soupé toute seule comme une grande en repensant à ce qui venait de m’arriver. Pour la première fois de ma vie, je m’étais sentie importante et c’était grâce à la soeur gentille. Je voulais faire la même chose qu'elle, faire en sorte que les autres se sentent importants. C'est à ce moment là que j'ai pris la décision de devenir religieuse plus tard. Je n'ai rien dit. Pas à ma mère, même si ça lui aurait fait plaisir je pense, parce que ce jour-là elle était trop énervée pour m’écouter. Je ne le dirai pas plus à mon père parce que je sais très bien qu’il hait les curés, les soeurs et les militaires.
Pour les militaires je comprends très bien car ce sont eux qui font la guerre, mais les curés et les soeurs, là, je ne le comprends pas. D’habitude ils ne font de mal à personne, bon, sauf la soeur directrice. C’est peut-être pour ça que mon père n’aime pas les soutanes comme il dit. C’est peut-être parce qu’il a eut un directeur de l’ancien temps comme nous autre et que les parents de son temps n’ont rien dit quand ils ont reçu des coups de strap. Alors j'ai gardé deux secrets dans mon coeur: le jardin des soeurs et mon désir de devenir religieuse un jour. 
 Avec tout ça, j’avais oublié de faire mes devoirs.

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